dimanche 25 novembre 2007

Carnet de voyage : La Nouvelle-Orléans, ville des hédonistes

Bien-aimé Baron,

Je vous écris d’un endroit assez singulier en ce bas monde. D’une ville que j’ai découverte alors que le soleil déclinait, un samedi. J’ai fait connaissance avec la Nouvelle-Orléans sans initiation, en me faufilant tout de suite à la sortie de mon hôtel dans l’exubérance et le délire de Bourbon Street.

Des bars aux portes grandes ouvertes, collés les uns aux autres, crachent et entremêlent leurs musiques jusque dans la rue, avec assez d’intensité pour que le corps des passants s’en sente dérouté. Des bars de toutes les variantes : country, rock, jazz, salsa ou mariachi, avec ou sans orchestre sur place, du plus débauché au plus guindé. Les fêtards rajustent leurs chapeaux de pitre achetés sans doute le jour même, titubent de porte en porte et se butent aux serveuses portant bien haut leurs cabarets de boissons colorées, aux chariots à hot-dogs ambulants, aux pluies de colliers de billes lancées par d’autres fêtards perchés sur les balcons extérieurs surplombant les trottoirs. Une façade sur trois présente des fontaines à barbotine généreusement alcoolisée aux noms inquiétants (dont les favoris locaux : Hurricane et Hand Grenade) ou des danseuses érotiques, qui parfois s’aventurent même sur le pas des portes (closes, celles-là) en petite tenue. Il fait bon. Les odeurs irrésistibles émanant des restaurants de fruits de mer (délicieux, frais, épicés avec caractère, sublimes!) flottent au hasard et charment le nez un instant, puis ce sera celles des trottoirs (et leur lot quotidien, on l’imagine, de détritus, d’urine et d’autres déjections des plus sordides) qui l’attaqueront l’instant suivant.

Assise avec l’un de ces fameux cocktails catastrophiques au fond d’une salle où joue un groupe à l’affection particulière pour U2 et les Eagles, je regarde une quarantaine de femmes venues s’éclater like there’s no tomorrow. Tout sourires, elles chantent et dansent devant la scène (sur la scène pour celle dont c’est l’anniversaire), s’accrochent les unes aux autres, se pendent aux bras des serveuses ravies de ce soudain flot de profits sans effort. Peu importent les complexes, le poids en trop, les filles des magazines, la vie et ses contrariétés, ses jalousies, ses déceptions, ses incompréhensions. Elles sont là, ensemble, et elles connaissent la chanson. Des couples enlacés passent dehors, les visages allumés, regardant brièvement ce qui se passe de notre côté, puis tournent la tête; il y a tant à voir à la fois. D’autres danseurs ont maintenant rejoint les femmes et improvisent une tentative de danse swing vite avortée par manque d’équilibre. L’ambiance est parfaitement festive et rejoint même les plus réservés, qui tapent les rebords de leur table en suivant le rythme. Les gens fument encore dans les lieux publics ici; j’en avais presque oublié l’effet asséchant sur mes yeux. Je me retrouve éventuellement grisée et quasi aveugle, mais sans doute tout cela fait-il partie de la recherche générale du plaisir, de l’engourdissement et des débordements véhiculés partout dans cette ville.

Car sur le chemin du retour, après avoir retrouvé la vue, je fus fascinée de constater qu’en fait, l’hédonisme est au cœur de tout ce qui vit à la Nouvelle-Orléans (celle des touristes, du moins). Il n’est pas un établissement, pas un kiosque qui ne soit orienté vers l’amusement et la sensualité. L’esprit carnavalesque et la musique imprègnent tout. Le Mardi gras et toutes ses représentations s’empilent dans les magasins : masques de la Commedia dell’arte, jeux, farces et attrapes, costumes et travestissements de toutes sortes et de toutes couleurs.

Comme si, me disais-je alors que je me languissais de votre absence, cette fête chrétienne qui suivait autrefois le carême, était célébrée ici en permanence. Quel sens donner à la célébration à une époque où le divertissement infini offert par les médias et les arts, l’abondance et la bonne chère font partie du quotidien de la majorité? Comment percevoir la fête sans les privations et l’austérité qui la précédaient chez les pratiquants? Que diable venons-nous tous faire dans cette galère?

Au Moyen Âge en Europe, le carnaval avait un sens encore plus profond. Durant les jours de fête, chaque individu choisissait un déguisement, couvrait son visage et quittait son identité sociale. Tous les comportements interdits sous l’ordre officiel devenaient alors permis et tous les rapports de pouvoir, renversés. Ainsi, tous prenaient part à la danse. La fille de joie se permettait de souffleter la riche bourgeoise. Le paysan reluquant la femme de son frère la courtisait ouvertement. Avec le vin, le maistre d’escole se retrouvait ronflant sous une table, le vit à découvert, et le religieux récitait des fabliaux érotiques effrontément et savoureusement païens. Le sens de la fête en était un de distanciation par rapport aux normes établies. Un moment du cycle des saisons où la réalité devenait interchangeable, où le vrai, le faux, le moral et l’immoral n’étaient non pas fixés par l’autorité mais en mouvement.

Notre époque sans carême ne connaîtra jamais une telle signification de la fête, mais la Nouvelle-Orléans m’a rappelé à quel point il sera toujours salvateur de s’abandonner au plaisir pur et de crier haut et fort qu’on est vivant, l’espace d’une soirée en bonne compagnie. S’amuser, malgré la pauvreté désarmante de la région qui l’entoure, et malgré la tristesse des quartiers détruits et toujours abandonnés après le passage de Katrina, il y a deux ans.

D’ici mon retour, veuillez recevoir mes plus tendres sentiments. Passionnément vôtre,

Marquise de Longdoute

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Réflexion intéressante ma chère Marquise sur la fête. Qu'est-ce qu'une fête, en effet, lorsqu'elle n'arrête jamais? Semble-t-il qu'il faille souffrir pour jouir. Mais n'y a-t-il pas dans cette pensée un risque de dérive conservatrice? Je ne sais quoi penser de la fête. Parfois la fête me fait chier, surtout quand il y a une obligation sociale de faire la fête.

Marquise de Longdoute a dit…

Cher Vecteur,

Je ne vois pas de conservatisme dans cette interrogation, plutôt un regret de l'effet de «relief» que la fête ne crée plus tout à fait dans nos vies.

Si le divertissement est présent dans nos vies chaque jour, on comprend qu'une invitation à s'amuser un vendredi soir puisse devenir quasi banale... et peu tentante par moins trente degrés en janvier.

Je regrette en fait que, dans ce contexte, nous ne pourrons jamais connaître que la dimension hédoniste de la fête (aussi importante et libératrice soit-elle), sans sa dimension spirituelle ou, dans le cas du Moyen Age, sa fonction de catharsis sociale.

Mais j'aimerais vous entendre un peu davantage sur cette obligation dont vous parliez, mon cher... Comment un être drôle et charmant tel que vous peut-il se sentir forcé à célébrer?

Anonyme a dit…

Chère Marquise,

votre réflexion sur la fête s'inscrit parfaitement dans le cadre de mes pensées sur le divertissement actuellement.

Je vois l'homme pris dans un tourbillon, un maelstrom d'informations, de fêtes, d'appels à l'hédonisme, et jamais il ne se repose.

Et quand il le fait, il regrette de ne pas ressembler à l'objet publicitaire qu'on vante tant: l'homme des loisirs.

Or, l'homme des loisirs devrait, comme vous le dites, s'amuser après de durs labeurs.

La question des labeurs est aujourd'hui assez évacuée. Si je me prends comme exemple, j'ai beaucoup de difficultés à m'arrêter, à me laisser apesantir par le cours des jours, par la succession monotone des heures qui, pourtant, apportent par leur régularité le calme nécessaire pour lire, réfléchir, méditer (et, bien sûr, se sortir du tourbillon événementiel propre à la culture hédoniste dans laquelle nous sommes emportés).

Au fond, quand on propose à l'humain moyen le choix du calme ou de la fureur, la fureur paraît plus sexy, mais au fond, elle n'est qu'effervescence vaine si elle n'est jamais accompagnée de la prude et dévote période de recueillement.