Je vous écris d’un endroit assez singulier en ce bas monde. D’une ville que j’ai découverte alors que le soleil déclinait, un samedi. J’ai fait connaissance avec la Nouvelle-Orléans sans initiation, en me faufilant tout de suite à la sortie de mon hôtel dans l’exubérance et le délire de Bourbon Street.
Assise avec l’un de ces fameux cocktails catastrophiques au fond d’une salle où joue un groupe à l’affection particulière pour U2 et les Eagles, je regarde une quarantaine de femmes venues s’éclater like there’s no tomorrow. Tout sourires, elles chantent et dansent devant la scène (sur la scène pour celle dont c’est l’anniversaire), s’accrochent les unes aux autres, se pendent aux bras des serveuses ravies de ce soudain flot de profits sans effort. Peu importent les complexes, le poids en trop, les filles des magazines, la vie et ses contrariétés, ses jalousies, ses déceptions, ses incompréhensions. Elles sont là, ensemble, et elles connaissent la chanson. Des couples enlacés passent dehors, les visages allumés, regardant brièvement ce qui se passe de notre côté, puis tournent la tête; il y a tant à voir à la fois. D’autres danseurs ont maintenant rejoint les femmes et improvisent une tentative de danse swing vite avortée par manque d’équilibre. L’ambiance est parfaitement festive et rejoint même les plus réservés, qui tapent les rebords de leur table en suivant le rythme. Les gens fument encore dans les lieux publics ici; j’en avais presque oublié l’effet asséchant sur mes yeux. Je me retrouve éventuellement grisée et quasi aveugle, mais sans doute tout cela fait-il partie de la recherche générale du plaisir, de l’engourdissement et des débordements véhiculés partout dans cette ville.
Car sur le chemin du retour, après avoir retrouvé la vue, je fus fascinée de constater qu’en fait, l’hédonisme est au cœur de tout ce qui vit à la Nouvelle-Orléans (celle des touristes, du moins). Il n’est pas un établissement, pas un kiosque qui ne soit orienté vers l’amusement et la sensualité. L’esprit carnavalesque et la musique imprègnent tout. Le Mardi gras et toutes ses représentations s’empilent dans les magasins : masques de la Commedia dell’arte, jeux, farces et attrapes, costumes et travestissements de toutes sortes et de toutes couleurs.
Comme si, me disais-je alors que je me languissais de votre absence, cette fête chrétienne qui suivait autrefois le carême, était célébrée ici en permanence. Quel sens donner à la célébration à une époque où le divertissement infini offert par les médias et les arts, l’abondance et la bonne chère font partie du quotidien de la majorité? Comment percevoir la fête sans les privations et l’austérité qui la précédaient chez les pratiquants? Que diable venons-nous tous faire dans cette galère?
Au Moyen Âge en Europe, le carnaval avait un sens encore plus profond. Durant les jours de fête, chaque individu choisissait un déguisement, couvrait son visage et quittait son identité sociale. Tous les comportements interdits sous l’ordre officiel devenaient alors permis et tous les rapports de pouvoir, renversés. Ainsi, tous prenaient part à la danse. La fille de joie se permettait de souffleter la riche bourgeoise. Le paysan reluquant la femme de son frère la courtisait ouvertement. Avec le vin, le maistre d’escole se retrouvait ronflant sous une table, le vit à découvert, et le religieux récitait des fabliaux érotiques effrontément et savoureusement païens. Le sens de la fête en était un de distanciation par rapport aux normes établies. Un moment du cycle des saisons où la réalité devenait interchangeable, où le vrai, le faux, le moral et l’immoral n’étaient non pas fixés par l’autorité mais en mouvement.
Notre époque sans carême ne connaîtra jamais une telle signification de la fête, mais la Nouvelle-Orléans m’a rappelé à quel point il sera toujours salvateur de s’abandonner au plaisir pur et de crier haut et fort qu’on est vivant, l’espace d’une soirée en bonne compagnie. S’amuser, malgré la pauvreté désarmante de la région qui l’entoure, et malgré la tristesse des quartiers détruits et toujours abandonnés après le passage de Katrina, il y a deux ans.
D’ici mon retour, veuillez recevoir mes plus tendres sentiments. Passionnément vôtre,
Marquise de Longdoute